À l'heure des initiatives citoyennes, des coopératives et des circuits courts, certains commencent à percevoir dans cette multiplicité de solutions locales, un risque pour l'économie, pour la croissance ou pour le pouvoir d'achat du consommateur. Cette crainte a été exprimée récemment par Philippe Silberzahn (professeur à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique) sur le site contrepoints.org, dans un article bien rédigé et presque convainquant, dont le titre accrocheur "Le vrai danger du "consommer local""
L'auteur conclut en déclarant: la consommation locale est une aberration économique et écologique, et ignorer les principes de la division du travail, c’est s’exposer à de graves déconvenues.
Profit Vs Durabilité
et la compétitivité internationale. (pénibilité physique du travail agricole, coûts de production, rendements, etc). Cependant, nous percevons déjà depuis longtemps les limites de ce modèle.
Robert Ulanowicz, théoricien écologue et philosophe ayant beaucoup travaillé sur les systèmes complexes, a déterminé que pour chaque système, il existait un optimum de durabilité qui se situait à l'équilibre entre efficience et résilience. L'efficience, c'est l'optimisation des outils pour parvenir à un résultat, la résilience est la capacité d'un système à résister, à s'adapter aux chocs et aux crises.
La spécialisation rend les producteurs plus rentables ET plus vulnérables. Il suffit de regarder l'actualité avec les producteurs de lait ou les céréaliers qui ont eu des récoltes catastrophiques pour se rendre compte que le fermier qui fonctionne en polyculture élevage a plus de chances de s'en sortir en cas de problème climatique ou économique, Cela ne veut pas dire que tout le monde doit savoir tout faire, car ce ne serait pas plus viable que des mono-productions régionales, mais c'est justement ce qu'explique la théorie de R. Ulanowicz, la "vérité" se situe entre les deux, entre performance et diversité, entre global et local, entre distance et proximité.
Trop de résilience neutralise le système et l'empêche de progresser ; trop d'efficience fragilise et conduit à l'effondrement. Source: Jean-Michel Cornu - http://ebook.coop-tic.eu/
Exploitation agricole Vs Paysannerie
D’après un rapport présenté au Parlement européen en 2013, la taille des exploitations augmente et le nombre de ferme diminue fortement. En Allemagne par exemple, celui-ci a baissé de 75 %, passant de 1,2 million à moins de 300 000 fermes en cinquante ans. Sur l’ensemble de l’Union Européenne, environ 3 % des exploitations font plus de 100 hectares et contrôlent 50 % de toutes les terres agricoles. Cette concentration des surfaces, selon ce rapport, est notamment provoquée par la concentration des subventions publiques comme en Espagne où 75 % des subventions ont bénéficié à 16 % des fermes en 2009, ou en Italie où 0,29 % des exploitations ont bénéficié de 18 % des aides européennes. Quand dénonce la non rentabilité des petits producteurs, il devrait aussi questionner la politique agricole et l'utilisation des fonds publics qui impactent considérablement le coût de production des produits alimentaires. Et si nous décidions de subventionner les petites productions biologiques et diversifiées ?
Grande distribution Vs Circuits courts
L’équilibre entre les villes et les campagnes a toujours été un enjeu majeur, mais le surdimensionnement des plus grandes métropoles ne tient plus compte d’un tel équilibre, ce qui impose un flux massif et permanent de denrées alimentaires ayant parcouru des milliers de kilomètres. La région parisienne produit 1,5 fois ce qu'elle consomme en blé, alors qu’elle ne produit que 15 % de ses besoins en légumes frais. Cette spécialisation implique une multitude de transports en camions qui sillonnent les routes, chaque jour, pour expédier les productions et importer ce qui est consommé.
La distribution alimentaire de l’Europe de l’ouest a donc fortement évolué durant les trente dernières années. En 1980, les petits commerces et supérettes distribuaient près de la moitié de l’alimentation et les grandes surfaces distribuaient l’autre moitié. Actuellement, ces dernières représentent 85 % de la distribution alimentaire, ce qui démontre la perte de résilience du secteur par sa centralisation et son uniformisation. Dans les principales économies de l’Union Européenne, quelques grands groupes se partagent le marché. Par exemple, trois quarts de la distribution alimentaire sont assurés par quatre grands groupes en Angleterre et six en France.
La grande distribution, sur laquelle repose la sécurité alimentaire des populations urbaines, dépend elle-même de réseaux logistiques complexes et mondialisés. En 2011, la ville de Londres a importé de l’étranger 80 % de ses aliments (40 % pour l’Angleterre). Cette situation représente des risques majeurs pour des populations entières.
Dès lors, partout dans le monde se mettent en place des alternatives comme les AMAP, les Rûches, les achats groupés, les paniers paysans ou des entreprises comme Alternoo qui servent d'interlocuteur entre producteurs locaux et consommateurs. Ce type d’organisation innovante permet de rationaliser la logistique des produits locaux et c’est d’autant plus important que, pour être énergétiquement efficace, la relocalisation alimentaire doit être coordonnée. Si chaque habitant d’un territoire ne va plus au supermarché, mais doit faire plusieurs trajets en voiture pour se rendre chez tous les producteurs, certes les filières de production locales seront privilégiées, mais le rendement énergétique du circuit alimentaire pourrait finalement s’avérer moins favorable qu’actuellement.
Pour aller (un peu) dans le sens de Il faut donc produire localement et avec intelligence ce que l'on peut produire localement, et préserver des échanges pour ce qui est plus trop difficile, cher, énergivore à produire sur place.
La période d'instabilité dans laquelle nous naviguons désormais (énergie, flux migratoires, climat, économie, ressources, biodiversité, etc.) nous impose de cesser de croire en la toute puissance de l'efficience, car elle nous conduira à l'effondrement pur et simple des sociétés contemporaines.
Il est inutile d'avoir peur de la relocalisation. Aujourd'hui, c'est la mondialisation qui provoque des drames, car elle dépossède les peuples de leurs connaissances, de leurs savoir-faire, et les oblige à se spécialiser pour être "compétitifs" ! Ainsi, les paysans indiens, mais aussi français et d'ailleurs, finissent par se suicider, la spéculation sur les matières premières affame les peuples qui se révoltent, la déforestation fait rage en Amazonie pour planter du soja OGM à grands coups de pollution, les producteurs sont surendettés, car ils doivent investir dans des outils modernes, des semences et des produits biocides très coûteux, les sols sont dégradés par une mécanisation abusive, etc.
Oui, il faut de l'efficience et faire les choses intelligemment, mais non, le "consommer local" n'est pas un danger, il n'est que le chemin vers plus de résilience et donc vers une meilleure durabilité de notre société.
N.B: certains éléments de cet article sont tirés de mon rapport "Vers des territoires résilients en 2030" présenté au Parlement Européen en 2014.