Comme à son habitude, Jean-Marc Jancovici, ingénieur consultant, enseignant et porteur de plusieurs projets en faveur de la transition énergétique, nous livre ici un argumentaire coup de poing. Réputé pour la clarté de ses messages, son assurance et la pédagogie dont il sait faire preuve pour expliquer les choses complexes aux profanes, J.M. Jancovici a su déclencher une prise de conscience chez nombre de citoyens au sujet des enjeux de l'énergie et du climat. J'ai d'ailleurs moi-même repris à mon compte, lors de mes conférences, l'excellent concept d'esclaves énergétiques qu'il a su présenter de manière on ne peut plus explicite. Malgré les qualités indéniables du personnage, j'ai refermé son dernier ouvrage avec un sentiment de déception.
Mettre des mots sur les maux
La compréhension des enjeux est essentielle pour prendre les bonnes décisions, que ce soit à l'échelle personnelle, familiale, collective ou nationale voire internationale. C'est ce que J.M. Jancovici semble avoir voulu faire dans cet essai en expliquant notamment les raisons de la débâcle politicienne qui secoue notre société. Il détaille les vrais défis que pose le dérèglement climatique, explique le lien entre la crise de 2008 et le choc pétrolier, évoque les limites de la croissance verte ou de l'internet et bien d'autres choses encore.
"(...) la production économique est une affaire de transformation de ressources naturelles (...) ; en transférant ce travail des hommes aux machines qui mobilisent chaque année bien plus d'énergie que nous, nous avons pu augmenter chaque année la quantité de biens et de services disponibles par individu, ce qui a conduit à la fois à la hausse du PIB et à celle du pouvoir d'achat. Ce mouvement a été à peu près indépendant des pouvoirs politiques en place (...) et, en revanche, totalement dépendant de la quantité d'énergie qu'un pays pouvait se procurer."
Outre ces éléments de compréhension essentiels et pertinents qui représentent la moitié du livre, J.M. jancovici nous offre un long réquisitoire pour défendre l'énergie nucléaire et enterrer les énergies renouvelables. Ce point de vue est tout à fait respectable, beaucoup moins les procédés employés sur lesquels j'ai souhaité revenir dans la suite de cet article.
Champion des ordres de grandeur
Au chapitre 4, le lecteur est invité à participer à un petit calcul d'ordre de grandeur: comparer une remise à neuf du parc nucléaire français, à une mise en œuvre d'un parc éolien qui devrait fournir, à lui seul, la même quantité d'électricité. La conclusion est sans appel: 240 milliards d'investissement pour un beau parc nucléaire tout neuf et 2800 milliards pour son équivalent en éolien. L'affaire est réglée, sujet suivant ! Sauf que bien évidemment, ce calcul ne sert à rien, si ce n'est à manipuler intellectuellement le lecteur. On ne peut décemment pas, dans un même ouvrage, reprocher aux médias d'induire en erreur par une simplification abusive des phénomènes et faire exactement la même chose quelques pages plus tard.
Tout d'abord, aucune personne sensée ne peux imaginer que l'on pourrait simplement remplacer le nucléaire par de l'éolien. Poser cette hypothèse de départ n'a pas de sens, dès que l'on connait un peu les caractéristiques de ce type d'énergie. Auriez-vous l'idée de comparer le coût d'un Paris-New York en avion et en train ? Pourtant, il s'agit dans les deux cas de moyens de transports ! Lorsque vous étudiez la possibilité d'augmenter la part des renouvelables, il ne peut s'agir que d'un mix qui intègre les énergies les plus disponibles sur chaque territoire (on ne fera pas d'hydroélectricité en Beauce ni de solaire sur le versant nord d'une montagne). Or, c'est bien ce mélange qui apporte une relative complémentarité. Faire un calcul d'ordre de grandeur qui n'intègre pas cet aspect, conduit à une disqualification des renouvelables, tout comme le train serait disqualifié pour faire Paris-New York.
Selon l'auteur, il faudrait près de 300 GW d'éoliennes (impossible à atteindre puisque le potentiel en France n'est estimé qu'à 240 GW). Puisqu'elles ne produisent pas toujours quand on veut, il faudrait aussi 120 GW de stockage, ce qui impliquerait une multiplication par 30 du nombre de barrages dont les lacs formés couvriraient 5000 km² (l'équivalent d'un département français), pour un coût de 1000 milliards d'euros. Alors, rendez-vous compte, "quand on voit le pataquès déclenché par la construction d'une petite retenue agricole (Sivens) (...)".
Outre le fait que cette boutade me paraisse de mauvais goût, dans le cas d'un mix électrique 100% EnR (Energies Renouvelables), la puissance de stockage réellement nécessaire n'est "que" de 36 GW selon les récents travaux de l'Ademe, ce qui divise par trois l'estimation, ne nous oblige pas à noyer l'équivalent d'un département français ou à provoquer une révolution écologiste et ne coûtera pas 1000 milliards. Par ailleurs, on peut se demander si la construction de 20 centrales nucléaires dans notre pays ne provoquerait pas de "pataquès". Sans rentrer davantage dans le détail de ses calculs, avec des arrondis qui se cumulent et exagèrent largement la réalité, des pertes surestimées de la méthanation ou de l'absence totale d'inconvénient ou de surcoût du côté du nucléaire, soulignons simplement que Jean-Marc Jancovici marquera peut-être l'esprit du néophyte, mais ne se distinguera pas ici par l'honnêteté de l'exercice.
Solutions de stockages développées en fonction du pourcentage d'énergie renouvelable dans le mix électrique français. Source: Ademe
Le (soit-disant) modèle allemand
Puis vient le moment, au cinquième chapitre, d'analyser la situation en Allemagne, souvent montrée comme un modèle lorsqu'il est question de transition énergétique. Il faut bien reconnaître que la politique énergétique allemande n'a pas que des effets vertueux. Par exemple, la monoculture intensive et pétrochimique du maïs pour alimenter les digesteurs qui produisent du biogaz relève plus de la supercherie que d'une filière "verte" et soutenable. Par ailleurs, engager la transition vers ce type d'énergie sans changer de modèle économique est une impasse puisqu'en effet, les EnR ne se substituent pas aux fossiles mais viennent s'y ajouter. L'auteur a parfaitement raison sur ce point.
En revanche, il souhaite remettre en cause le fait que les renouvelables décentralisées inciteraient les citoyens à consommer moins, grâce à une appropriation des outils de production et une meilleure compréhension des enjeux liés à l'énergie. Il regarde alors les productions d'électricité par habitant et constate qu'entre 1995 et 2014, elles ont beaucoup plus augmenté en Allemagne qu'en France, ce qui invaliderait l'effet vertueux de la décentralisation.
"(...) si nous regardons comment a évolué la production électrique par personne - ce qui, aux exportations près, reflète la variation de la consommation électrique par personne-, la hausse a été de 1% en France, contre ... 15% en Allemagne (...)"
Il me semble évident qu'utiliser les chiffres de la production pour critiquer la consommation n'a pas beaucoup de sens, d'autant que si l'on regarde vraiment les consommations d'électricité par habitant entre 1990 et 2013, elles ont augmenté de 7% en Allemagne et de ... 20% en France. Autrement dit, les ménages allemands ont beaucoup moins augmenté leur consommation d'électricité que les français. En ce qui concerne la consommation d'énergie finale dans son ensemble, elle a varié de la même manière dans les deux pays ; quant à la consommation d'énergie primaire par habitant, elle a baissé de 8.5% en Allemagne et seulement de 0.05% en France. Bref, si on ajoute le fait que le PIB par habitant a davantage augmenté en Allemagne qu'en France, ce qui aurait dû provoquer une hausse plus importante de la consommation d'énergie, l'argumentaire de l'auteur tombe à plat.
Évolutions comparées de la consommation d'électricité par habitant en France et en Allemagne. Données Banque Mondiale, Graphique Google
Je terminerai cette analyse par le chapitre huit, dans lequel J.M. Jancovici se demande s'il est possible d'être à la fois écolo et pronucléaire. A l'évidence, l'objectif de cette partie du livre est de démontrer que le militant est aussi idiot qu'incompétent, que ne pas être pour le développement du nucléaire, c'est n'avoir rien compris au monde dans lequel nous vivons et plus généralement, que seule l'ignorance crasse peut expliquer un avis divergent du sien.
J'ai d'abord été surpris par le fait que "les anti [nucléaires] ont la faveur des médias". Il parait qu'on ne voit qu'eux et que les journalistes se contenteraient bien souvent de donner la parole aux "petits qui protestent" sans vérifier le fondement scientifique de leurs propos. Ainsi, la "population resterait abreuvée d'informations incorrectes".
J'étais récemment à une conférence de Gaël Giraud, cet économiste de grand talent qui collabore avec J.M. Jancovici, notamment dans le cadre du Shift Project et qui est cité à la fin de l'ouvrage. Celui-ci expliquait que lorsqu'un journaliste mène une enquête, il va interroger plusieurs experts. Il trouvera d'abord les chargés de communication des grandes banques ou sociétés transnationales, car elles ont les moyens de les payer et qu'ils sont toujours prêts à répondre aux questions, et puis ensuite il y a l'expert indépendant, tout seul, qui dit l'inverse des autres. Par manque de temps, le journaliste gardera la version de la majorité et c'est notamment ainsi que le système perdure.
Dans son livre, J.M. Jancovici nous dit strictement l'inverse, c'est-à-dire que les militants ou les indépendants sont toujours dans les médias parce qu'ils n'ont rien d'autre à faire, alors que les experts ont les mains dans le cambouis, s'occupent des centrales nucléaires et n'ont pas le temps de répondre aux questions. Chacun se fera son opinion sur la version qui semble la plus réaliste !
Je pense qu'il faut être raisonnable et se rappeler que le budget communication d'EDF dépasse les 100 millions d'euros annuels (quel est celui du réseau sortir du nucléaire ?), que l'entreprise va dans tous les établissements scolaires de France pour expliquer le nucléaire -de manière tout à fait objective- et qu'Areva fait des campagnes de communication grand public non moins coûteuses. Et puis de toutes façons, pourquoi s'embêter puisque les centrales sont déjà là, que nous avons déjà investi les quelques 228 milliards dans la filière et qu'aucun grand parti politique ne propose une sortie du nucléaire, pas même depuis la loi de transition énergétique qui conserve un parc à son niveau de puissance actuel. Il est donc heureux que les médias laissent aussi la parole à ceux qui ne sont pas dans les couloirs du parlement, qui n'ont pas de budget communication et qui souhaitent simplement mettre en avant d'autres visions du monde.
Enfin, pour donner le coup de grâce à ceux qui osent proposer autre chose que le développement du nucléaire civil dans notre pays et dans le monde, l'auteur nous dit ceci:
"(...) si vous pensez qu'un seul mort lié au nucléaire est moins acceptable que 10 000 ou 100 000 morts liés à d'autres motifs ; si vous pensez que le risque de voir un pin ou un bouleau roussir dans le cas d'un relâchement accidentel de radioactivité est moins acceptable que la destruction d'écosystèmes entiers dans le cadre de nos autres usages de l'énergie (...), alors il faut assurément refuser le nucléaire"
Les jeux sont faits, soit vous êtes vraiment idiots, soit vous êtes pour le nucléaire.
Je termine donc cet ouvrage avec une certaine déception ... voire une déception certaine. Pourquoi Jean-Marc Jancovici est-il obligé d'en passer par des stratagèmes qu'il dénonce lui-même pour faire passer son message ? Raisonnements alléchants mais trop simplistes et parfois absurdes, déformation de la réalité, mépris des militants et des opinions divergentes, victimisation exagérée d'une filière qui s'impose en France depuis des décennies, etc. Bien sûr, tout cela ne remet pas en cause le travail exceptionnel qu'il accompli pour faire avancer la prise de conscience sur ces immenses enjeux de l'énergie et du climat. Sûrement qu'avec plus de rigueur, d'humilité et de respect, cet ouvrage aurait été exceptionnel, mais malheureusement il laisse le désagréable sentiment d'avoir lu un papier de propagande pronucléaire et anti-renouvelables, associé malgré tout à de brillantes et pertinentes explications sur les liens entre politique, énergie et économie.
Dormez tranquilles jusqu'en 2100
210 pages
Editeur : Odile Jacob (4 novembre 2015)
Collection : OJ.SCIENCES
ISBN-10: 2738132529